L'internet : le défi français par Patrice Martin-Lalande

Député de Loir-et-Cher depuis 1993, Patrice Martin-Lalande est co-président du groupe d’études sur l’internet de l’Assemblée nationale depuis sa création – à son initiative – en 1997.

Auteur, comme "parlementaire en mission", du rapport "L’internet : un vrai défi pour la France" (1997) qui présentait 134 propositions pour développer l’internet en France, il a également publié un rapport d’information sur "La société de l’information dans le budget de l’État" (2007).

Comme 1er Vice-président du Conseil général de Loir-et-Cher jusqu'en avril 2015, il a  piloté la mise en œuvre du schéma directeur d’aménagement numérique du territoire (SDANT) et a présidé depuis sa création le syndicat mixte "Loir-et-Cher numérique".  

Qu’est-ce qui motive votre mobilisation de longue date sur les enjeux de l’internet ?

L'Internet, c'est l'émergence d'une nouvelle société dans laquelle tous les aspects du vivre ensemble sont profondément transformés, y compris l'entreprise, l'emploi et l'économie. L’internet est devenu le système nerveux central de nos sociétés modernes mondialisées. Cette mutation m'a toujours paru être le principal défi de la vie politique contemporaine.

C'est pourquoi je me suis investi, tant au plan national qu'au plan local. Au plan national, j'ai créé dès mon élection à l'Assemblée nationale en 1993 un Groupe d'études sur le télétravail, qui a préparé la création du Groupe d’études sur l'internet dont j'ai été l'initiateur et le coprésident dès 1997.

Au plan local, j’ai longtemps été le Vice-président du Conseil général de Loir-et-Cher en charge des nouvelles technologies de l’information et de la communication.

Dans les zones rurales, l’accès aux nouveaux services numériques (internet, téléphonie mobile, etc.) est depuis une quinzaine d’années l’une des principales attentes des habitants et l’un des principaux critères du choix des entreprises comme des particuliers pour s’implanter à tel endroit plutôt qu’à un autre.

Pour la couverture en très haut débit (THD) des zones rurales, la difficulté consiste à déterminer les solutions technologiquement les plus adaptées et économiquement les plus accessibles pour chaque partie du territoire (4G, montée en débit de l’ADSL, satellite, Wifi).

Dans un département rural comme le Loir-et-Cher, quel “diagnostic” posez-vous sur les difficultés d’accès à l’internet ? Et quels sont vos “remèdes” ?

Nous sommes tous convaincus qu’il faut faire progresser la couverture des zones rurales autant que possible au même rythme que celle des zones les plus denses. Si en ruralité le calendrier de l’installation de la 4G reste aussi imprécis, nous aurons du mal à régler certains problèmes liés à la couverture en internet très haut débit, en l’occurrence mobile.

En Loir-et-Cher, j’ai proposé comme président du syndicat mixte “Loir-et-Cher numérique” et fait adopter un ambitieux programme de déploiement de l’internet très haut débit sur une durée de 5 ans. Cinq ans, plutôt que 10 ans, pour plusieurs raisons :

les zones les plus urbaines (agglomération de Blois, Vendôme et Romorantin) auront la fibre par Orange et ses partenaires privés d’ici 5 ans : les zones rurales ont droit dans toute la mesure du possible au même traitement.
Personne ne peut être sûr de la vitesse à laquelle les besoins de l’internet très haut débit vont croître : il ne faut pas que notre département prenne le risque d’un retard. Si les besoins évoluaient moins vite que prévu, il serait toujours possible d’étaler un peu plus les investissements en connaissance de cause.
Si nous avions étalé sur 10 ans le programme, nous aurions dû, dès 2014, choisir définitivement entre ce qui aurait été fait dans les 5 ans et ce qui aurait été fait après ! Un choix vraiment impossible à faire !
Et surtout, sur 5 ans nous avons l’assurance de subventions de 37% par l’Union européenne et par l’État (Fonds pour la société numérique - FSN), alors que nous n’avons aucune connaissance de ce qui se passera au-delà.

En France, nous avons de longue date fait le choix collectif de privilégier le consommateur de télécommunications et en conséquence de limiter la capacité d'autofinancement des investissements dans les réseaux. Les opérateurs télécoms ne disposant pas des marges nécessaires pour réaliser les investissements souhaités en zone rurale (et se trouvant parfois même en situation de fragilité financière par rapport à leurs concurrents sur le plan international ...), les ruraux se trouvent dans l’obligation d’investir dans les réseaux sur leurs impôts, là où les urbains en sont dispensés.

Une fois ces investissements réalisés, la régulation des tarifs d'accès des opérateurs de détail aux réseaux d'initiative publique est essentielle pour éviter une nouvelle fracture numérique entre les départements ayant une certaine densité de population qui pourront fixer des tarifs bas du fait d'un réseau public moins coûteux à construire, et les départements les moins peuplés où les coûts de construction du réseau seront supérieurs et imposeront de pratiquer des tarifs plus élevés en contrepartie.

Vous évoquiez la situation de fragilité financière des opérateurs télécoms par rapport à leurs concurrents sur le plan international : pouvez-vous nous en dire plus ?

La situation est en effet paradoxale. D’une part, le développement considérable des volumes des nouveaux contenus bénéficie à un certain nombre de multinationales qui se rémunèrent par la publicité et l’exploitation des données personnelles. D’autre part, cette croissance très rapide du volume de données à transporter oblige les opérateurs français à investir dans des réseaux nouveaux ou de taille supérieure sans en tirer les mêmes recettes supplémentaires. Il y a besoin d’une véritable redéfinition de la répartition de la valeur ! Ce problème devra être traité au plan international et dans le prochain projet de loi sur l’économie numérique que devrait porter le Ministre de l’économie, de l’industrie et du numérique, Emmanuel Macron.

Le numérique, c’est aussi un écosystème avec des activités et des emplois directs. Comme député, quelle a été votre action en sa faveur ?

Le développement et le maintien en France des activités et des emplois liés au numérique exigent des responsables politiques qu’ils contribuent à créer et entretenir en permanence un écosystème favorable.

Des dispositifs plus ou moins offensifs de soutien public existent pour le développement et l’innovation des entreprises, notamment numériques, en France : CIR, JEI, FSN PME (Fonds pour la société numérique PME), PSPC (Projets structurants des pôles de compétitivité), etc.

Mais je crois qu’il faut aller plus loin. Je veux l’illustrer très concrètement en évoquant l’industrie française du jeu vidéo pour laquelle je me suis beaucoup mobilisé sur les plans fiscaux (création du crédit d’impôt jeu vidéo) et juridiques (évolution de la gestion des droits d’auteur, etc.).

La France est mondialement reconnue comme un des pays les plus créatifs en matière de jeu vidéo, l’un des tout premiers chiffres d’affaires dans le domaine culturel. Malgré cet atout exceptionnel, elle subit une véritable “hémorragie” des activités et des emplois, au bénéfice notamment du Canada qui a su instaurer un système de soutien particulièrement favorable. L'investissement de la province du Québec peut ainsi s'élever jusqu'à 3 millions de dollars et 35 % du budget total d'un jeu vidéo. Afin d'attirer les entreprises du secteur, d'autres provinces, comme l'Ontario ou la Nouvelle-Écosse, proposent depuis plusieurs années des crédits d'impôt allant de 40 % à 50 % du montant total des dépenses affectées directement à la création du jeu vidéo, soit plus du double du crédit d'impôt en vigueur en France.

Une nouvelle concurrence redoutable se développe chez notre voisin anglais et risque de faire encore plus de dégâts.

Face à ces concurrences, on abandonne la partie ou on la joue à fond !

J’ai demandé au Gouvernement que soit analysée la conformité de ces pratiques fiscales aux règles de l'Organisation mondiale du commerce (OMC). Dans le cas où ces pratiques ne seraient pas conformes aux règles de l'OMC, il faut demander et obtenir le respect immédiat de ces règles, ainsi que la réparation du préjudice. Dans le cas où ces pratiques seraient conformes aux règles de l'OMC, il faut permettre aux entreprises françaises, et plus largement européennes, de compenser ces avantages compétitifs déterminants pour le développement et même la survie d'une industrie française et européenne du jeu vidéo.

Il faut de toute urgence rendre plus attractif le crédit d’impôt jeu vidéo, au plan français comme au plan européen, puisque ce crédit d'impôt a donné des résultats encourageants.

Par ailleurs, comme je l’avais proposé dans mon rapport de 2011 sur le régime juridique du jeu vidéo, la mise en place d'un Fonds d'avance participative du jeu vidéo - cofinancé par la Caisse des dépôts et consignations (CDC) et l'Institut pour le financement du cinéma et des industries culturelles (IFIC), et opéré par ce dernier - est décisive.

Avec le numérique, un certain nombre d’emplois d’exécution de tâches répétitives vont disparaître : comment assurer dans notre société, dans le secteur privé comme dans le secteur public, l’existence d’emplois accessibles à la main d’oeuvre la moins favorisée en termes d’employabilité ? C’est un objectif important pour le maintien du tissu social et la maîtrise des coûts de solidarité dans la société numérique.

La politique échapperait-elle à cette numérisation croissante de nos sociétés ?

Non, bien sûr ! L’internet, c’est la désintermédiation tous azimuts : dans la société en réseau, tous les intermédiaires et tous les représentants -- à commencer par les élus -- voient leurs rôles profondément remis en cause ! Dans une société de plus en plus orientée par l’internet et notamment par les données, il est logique que les décisions politiques le soient aussi !

Les données ouvertes ou “Open data” sont une aide à la décision politique.  Un exemple : l’Observatoire de l’économie et des territoires du Loir-et-Cher traite plus d’un millier de séries statistiques, en les croisant et en les géolocalisant, qui nous aident à comprendre, à définir les stratégies, à suivre et évaluer l’action.

L’accès aux données publiques et le traitement des mégadonnées ou “Big data” permettent un nouveau droit de regard du citoyen à tout moment sur la chose publique et sa gestion. Plus particulièrement, un droit de regard qui conduit à refonder le travail parlementaire et à renforcer la démocratie participative grâce à une “co-préparation” et à une “co-évaluation” de la loi et plus généralement de l’action publique, voire à une “co-décision” dans certains cas.

J’espère que cette transparence plus grande du fonctionnement de nos institutions contribuera à retisser le lien de confiance souvent distendu entre les Français et leurs représentants.