Le culte au travail par Arlette Grosskost

Arlette Grosskost est la première femme alsacienne à être élue députée. Elle connait bien le milieu économique pour avoir pratiquer le droit des affaires plusieurs années en tant qu’avocate. La députée du Haut-Rhin revient sur une problématique particulièrement médiatisée il y a quelques mois, celle de la pratique religieuse en entreprise, suite à l’affaire Babyloup. Une réflexion loin d’être accessoire puisque selon une enquête de l'Observatoire du fait religieux en entreprise (OFRE) publiée en mai dernier, près d’une personne sur deux est confrontée à la religion au travail. Son analyse est d’autant plus intéressante que le territoire au sein duquel elle est élue est sous l’autorité du Concordat.

Le commissariat général à la stratégie et à la prospective a récemment recueilli l’opinion de la population dans le cadre d’une étude intitulée « Quelle France dans 10 ans ». Que vous inspirent les résultats ?

Ils nous révèlent une inquiétude évidente, mais aussi des attentes. Parmi les personnes interrogées, certaines s’enferment dans le repli sur soi, d’autres sont prêtes à accepter des réformes qui viseraient à repenser notre façon de vivre ensemble.

Quand on évoque la cohésion sociale, les chiffres interpellent ! 72 % des personnes consultées prévoient, à l’horizon de 10 ans, des tensions entre les groupes composants la société : parmi les réponses, on retrouve l’expression du souhait de limiter l’immigration, de restreindre les droits sociaux pour les étrangers, voire le rétablissement de la peine de mort !

Le constat est la perception de la fragilité de la cohésion sociale ?

En effet, nombreux sont ceux qui s’expriment sur le respect des lois communes et stigmatisent le refus d’autres pratiques des populations immigrées. Pour autant, nombreux sont également ceux qui dénoncent l’intolérance et le racisme de la société française.

Alors comment participer à un futur commun qui saura réconcilier les citoyens avec la France ? Quelles sont les priorités ?

Naturellement, il y a beaucoup de déclinaisons possibles. Celles qui nous interpellent aujourd’hui sont ciblées puisqu’il s’agit de réfléchir plus particulièrement aux revendications d’expression religieuse au sein de l’entreprise.

De nombreuses instances se sont déjà penchées sur cette problématique :

-A l’Assemblée Nationale, une proposition de résolution a été adoptée le 31 mai 2011, sur proposition du groupe UMP, portant sur « l’attachement au respect des principes de laïcité, fondement du pacte républicain, et de liberté religieuse ». L’objectif de cette résolution était de rappeler que, dans les entreprises, il peut être permis d’imposer une certaine neutralité en matière religieuse, et notamment, lorsque cela est nécessaire, un encadrement des pratiques et tenues susceptibles de nuire à un vivre ensemble harmonieux.

Sans porter atteinte aux principes de liberté religieuse et de non-discrimination, le groupe UMP a déposé une proposition de loi en avril 2013, initiée par Eric Ciotti, afin de fixer, dans le code du travail, un cadre aux restrictions visant à réglementer le port de signes et les pratiques manifestant une appartenance religieuse. Il s’agissait de donner la possibilité au chef d’entreprise de les intégrer dans le règlement intérieur qui est obligatoirement soumis à l’avis du comité d’entreprise ou, à défaut, des délégués du personnel. C’étaient des mesures de clarification et de sécurisation juridiques qui m’apparaissaient très équilibrées.

Malheureusement, cette proposition de loi qui aurait pu simplifier la vie de bon nombre de managers et chefs d’entreprise a été rejetée par la majorité socialiste en juin 2013.

-Le Haut Conseil à l’intégration (HCI), a pour sa part, dans un avis du 6 septembre 2011 précisé qu’ «il apparaît que, sur le lieu de travail, la réserve en matière religieuse est préférable à l’expression revendicative d’une identité religieuse qui s’accompagne en général de demandes dérogatoires mal perçues par la majorité des salariés, en regard de l’égalité de traitement et du vivre ensemble. »

Que retenir de l’affaire Babyloup ?

- La Cour de Cassation, saisie sur l’Affaire BabyLoup, a ouvert la voie à la multiplication des contentieux sans fournir de solution juridique évidente. Elle a d’abord rappelé que« Le principe de laïcité instauré par l'article 1er de la Constitution n'est pas applicable aux salariés des employeurs de droit privé qui ne gèrent pas un service public », tout en précisant ensuite que « Les restrictions à la liberté religieuse doivent être justifiées par la nature de la tâche à accomplir, répondre à une exigence professionnelle essentielle et déterminante et proportionnées au but recherché. ».

Ces problèmes ne sont néanmoins pas nouveaux, puisqu’en 2003, la Commission Stasi constatait déjà que les fondements du pacte social étaient menacés : « Au regard des difficultés que rencontrent certaines entreprises, la commission recommande qu’une disposition législative, prise après concertation avec les partenaires sociaux, permette au chef d’entreprise de réglementer les tenues vestimentaires et le port de signes religieux, pour des impératifs tenant à la sécurité, aux contacts avec la clientèle, à la paix sociale interne ».

La salariée qui portait un voile islamique à la crèche Baby Loup a finalement définitivement perdu son combat devant les tribunaux français. Le mercredi 25 juin 2014, l'assemblée plénière de la Cour de cassation a en effet mis un point final à quatre ans de procédure et déjugé un arrêt de sa propre chambre sociale de 2013.

Toutefois, la Cour a insisté sur le fait qu’ « Il n'en résulte pas pour autant que le principe de laïcité est applicable aux salariés des employeurs de droit privé qui ne gèrent pas un service public ».

Comment les managers peuvent-ils gérer seuls les attentes et les limites liées à l'expression de la liberté religieuse au sein de leurs entreprises ?

Faute d'un droit clair, et malgré la jurisprudence récente, certains réclament une loi ou un élargissement de la loi interdisant les signes religieux dans les espaces publics. D’autres prennent des initiatives, comme l’entreprise Paprec (3750 salariés !) qui a adopté à l’unanimité une Charte de la Laïcité et de la Diversité inspirée de la Charte de la laïcité qui est obligatoire dans les écoles.

Néanmoins, il semble que devant un juge, cette charte n’a aucune valeur. En effet, comme dans le cas de la Crèche Baby-Loup, le juge pourrait considérer que le caractère « général et imprécis » du règlement intérieur ou de la charte   ne peut pas empêcher le port par des salariés de signes par lesquels ils entendent manifester leur appartenance à une religion dans la mesure où il constitue l'exercice de la liberté d'expression et de manifestation de la croyance religieuse.

Début mai, vous avez accueilli à l’Assemblée Nationale des managers pour un séminaire de travail sur le fait religieux en entreprises. Quel bilan tirez-vous de cette rencontre ?

 

Nous avons évoqué  ensemble la place de la religion dans l’entreprise, son impact sur le travail et les attentes sur sa prise en charge par les entreprises.

 

Le fait religieux concerne 70 % des entreprises mais seulement 12 % sont concernées régulièrement. Les faits les plus courants sont les demandes d’absences et d’aménagement des horaires mais aussi les prières pendant le temps de travail, le port de signes ostentatoires ou encore le refus de travailler avec des femmes ou sous les ordres d’une femme. Néanmoins, moins de 3 % des cas sont bloquants ou conflictuels.

 

En règle générale, la question de la religion n’est pas un tabou au travail. En revanche, ce qui est problématique, ce sont les comportements qui s’imposent aux autres et/ou qui remettent en cause la bonne réalisation du travail.

 

Vous avez dit à plusieurs reprises dans l’hémicycle que « le Concordat est une formule heureuse, l’apaisement souhaité par tous les responsables politiques et de la société civile ». Faut-il l’ouvrir à l’Islam ?

 

Élue du Haut-Rhin, je mesure chaque jour combien le régime concordataire instauré en 1801 est une chance pour l’Alsace et la Moselle. Il a permis, et permet encore, que les pouvoirs publics et les autorités religieuses œuvrent harmonieusement, dans les croyances de chacun.

 

Dans ces trois départements, la loi de séparation des Églises et de l’État de 1905 ne s’applique pas. C’est le régime du Concordat qui organise les cultes catholique, protestant et israélite. Les ministres du culte sont rémunérés par l’État et les collectivités territoriales contribuent au financement des édifices cultuels.

 

Aujourd’hui, l’islam est la deuxième religion de France. Est-il compréhensible qu’en 2013, les musulmans, également citoyens et contribuables, soient exclus du Concordat ? Devons-nous continuer à nous voiler la face ou faire un pas courageux pour intégrer l’islam dans le régime concordataire ? Cela pourrait être une expérience intéressante.

 

Je rappelle que l’université de Strasbourg accueille actuellement deux chaires de théologie, l’une catholique et l’autre protestante. Elles enseignent évidemment toutes les religions. La création d’une chaire de théologie islamique serait bénéfique à l’islam de France : ce serait le moyen de s’éloigner de l’obscurantisme et de moderniser l’islam. Les imams formés et diplômés au sein de l’université auraient les mêmes droits et les mêmes devoirs que leurs collègues. Ils dépendraient comme eux du ministère de l’intérieur et seraient tenus au respect des lois de la République. Plus de financements extérieurs, plus de prêches en langues étrangères !

 

Chacun doit pouvoir trouver sa place et se sentir accepté dans notre pays pour que les années à venir soient clémentes.