Le compte pénibilité, une incompatibilité avec la gestion concrète d’une entreprise par Marie-Louis Fort

Après les déclarations d’amour du Premier Ministre à l’université d’été du MEDEF, Marie-Louise FORT député de l’Yonne, s’interroge sur la mise en place du compte pénibilité, mesure emblématique de la gauche et « boîte de Pandore » pour le patronat.

Le 10 octobre 2013, les députés du groupe socialiste ont adopté la création d’un compte personnel de prévention et de pénibilité, mesure emblématique de la gauche pour la réforme des retraites. Il devrait permettre à tout salarié exposé à des conditions de travail de pénibilité d’accumuler des points à convertir en formation, en temps partiel payé temps plein ou en départ anticipé à la retraite.

Alors que le gouvernement présente le dispositif comme une « innovation sociale » destinée à inciter les entreprises à réduire les situations de pénibilité auxquelles sont exposés leurs salariés, le patronat y voit quant à lui « une usine à gaz » totalement inapplicable en l’état et ingérable pour les petits patrons.

QU’EST-CE QUE LA PENIBILITE ?

La pénibilité au travail se définit comme une exposition à un ou plusieurs facteurs de risques professionnels pouvant laisser des traces durables, identifiables et irréversibles sur la santé. Il peut s’agir de contraintes physiques telles que les charges, postures et vibrations,  de l’environnement de travail lui-même avec des expositions aux agents chimiques, aux températures extrêmes ou au bruit ou  des rythmes de travail.

En France deux avancées ont été accomplies dans les années 2000 sur la question de la pénibilité et sa prise en compte dans le système des retraites : dans la négociation interprofessionnelle de 2005/2008 et  dans la loi de réforme des retraites du 9 novembre 2010, tant au regard de la prévention qu’au regard de sa compensation.

Les expériences étrangères sont peu nombreuses. L’Italie a mis en place un dispositif en 2011 et il est encore trop tôt pour en apprécier l’efficacité. Les Pays Bas ont quant à eux rencontré beaucoup de difficultés élaborer un tel dispositif et en 2010, le projet très controversé a dû être abandonné.

A la demande du gouvernement,  Michel de Virville, Conseiller Maître à la cour des comptes a publié  en juin dernier un rapport sur la mise en œuvre du compte pénibilité. Il a eu pour objectif de recueillir les positions détaillées des partenaires sociaux, des experts et des branches, sur une première ébauche opérationnelle du dispositif.

Mais les deux objectifs prioritaires,  simplicité de mise en oeuvre et équité dans l'ouverture des droits, semblent irréalistes.

 

QUELS SONT LES FACTEURS DE PENIBILITE RETENUS ?

10 facteurs ont été retenus. A chaque facteur de pénibilité correspond un seuil à partir duquel le salarié pourra engranger des points.

• Port de charges lourdes : au moins 600 heures par an à lever ou porter des charges de 15 kg et plus ou à pousser et tirer des poids de 250 kg et plus.
• Postures pénibles : position accroupie, à genoux, bras au-dessus des épaules, torsion du torse (plus de 30 degrés) et torse fléchi (plus de 45 degrés) pendant au moins 900 heures par an.
• Vibrations mécaniques, transmises, par exemple, par des engins de chantier : au moins 450 heures par an.
• Agents chimiques dangereux : expositions à des substances sélectionnées au vu de leur impact sur la santé.
• Activités en milieu hyperbare, notamment les travaux sous-marins : au moins 60 interventions par an à plus de 1 200 hectopascals.
• Températures extrêmes : au moins 900 heures par an à une température inférieure ou égale à 5°C ou supérieure ou égale à 30°C.
• Bruit : au moins 600 heures par an à plus de 80 décibels (exposition quotidienne) ou 135 décibels (exposition ponctuelle).
• Travail de nuit : au moins 120 jours par an avec des horaires comprenant plus d'une heure de travail entre minuit et 5 heures du matin.
• Travail en équipes alternantes et atypique de nuit : au moins 50 jours par an avec des horaires alternants impliquant des périodes de nuit et des horaires irréguliers et atypiques de nuit.
• Travail répétitif : répétition des mêmes gestes sur un temps de cycle inférieur à une minute ou susr un temps supérieur mais avec plus de 30 actions techniques par minute, pendant au moins 900 heures par an.

Bref une « usine à gaz » !

 

POUR QUELS RESULTATS ?

Chaque année, un salarié engrange 4 points s’il dépasse le seuil d'exposition pour un facteur, et 8 points s'il est exposé à plusieurs facteurs en même temps.

Ces points seront doublés à partir de 58,5 ans, au lieu des 59,5 initialement prévus. Un geste du gouvernement en faveur des organisations syndicales. Dix points permettent d'obtenir un trimestre de retraite supplémentaire, ou un trimestre de travail à mi-temps sans réduction de salaire. Sauf les 20 premiers points qui ne pourront être utilisés "que pour le financement d'une formation", à l'exception des salariés proches de la retraite.

 

DIFFICULTES D’APPLICATION

Seront éligibles au compte pénibilité tous les salariés travaillant dans le secteur privé, y compris les intérimaires et les salariés en CDD dont le contrat devra être supérieur à 1 mois. 20% des salariés seraient concernés.

ü  Quant à l’évaluation de l’exposition des salariés

Elle devra se faire sur une base collective et sur une moyenne annuelle. «  L’employeur identifie les types de postes susceptibles d’être exposés à partir des données collectives qui s’intègrent dans son document unique d’évaluation des risques », ajoute le texte. Voilà résumée en quelques lignes toute l’ambiguïté de la mise en œuvre de ce compte qui est à la fois un droit individuel  mais dont la mesure sera collective.

Dans sa réponse à une question écrite, le Ministre du Travail, de l’emploi et du dialogue social a reconnu qu’« ayant bien conscience des difficultés auxquelles doivent faire face les petites entreprises, notamment dans le secteur du bâtiment et des travaux publics, la priorité du gouvernement dans la mise en oeuvre des modalités pratiques du compte est de trouver les solutions offrant la plus grande simplicité de gestion et de sécurité juridique tant pour les entreprises dans leurs obligations de déclaration des situations de pénibilité que du point de vue des salariés pour la mobilisation de leurs droits ».

Cela s’apparente à de l’incantation et le gouvernement socialiste est bien loin de la réalité économique des entreprises pour lesquelles l’application de ce dispositif va considérablement compliquer leur gestion quotidienne.

En effet, comment comptabiliser les gestes et postures difficiles sur une journée ? Comment faire pour compter les postures des maçons, plombiers, peintres, couvreurs dans le bâtiment, amenés à porter différentes charges au cours d’une journée ? Comment faire pour déterminer un ou plusieurs facteurs de pénibilité chez les ouvriers agricoles dans les champs, les caristes et manutentionnaires dans les entrepôts, les marins sur les bateaux ?

Quelle ne sera pas alors la tentation de certaines entreprises de manutention ou de distribution de se tourner vers des solutions automatisées en réduisant la main-d’œuvre employée, accroissant ainsi le chômage ? Ou le risque pour certains acteurs économiques de recourir à des sous-traitants étrangers qui ne seront pas concernés par le dispositif ?

 

ü  Quant à l’établissement de la fiche de suivi

Les employeurs devront remettre à chaque salarié concerné par un ou plusieurs facteurs de risques une fiche de suivi sur laquelle aura été consignée son exposition durant l'année écoulée.

Plusieurs questions se poseront tant au chef d'entreprise qu’au salarié : tout d’abord comment effectuer les analyses et mesures ?  Si pour certains métiers les conditions de pénibilité sont connues et similaires tout au long de l'année (travail  de nuit, travail répétitif), pour un grand nombre de salariés du bâtiment il en va autrement ; durée du chantier plus ou moins longue, activité variée du salarié par exemple (dedans, dehors).

La loi prévoit que pour avoir des données fiables et pour minimiser les litiges, cette analyse devra être réalisée par une personne habilitée et neutre. Si c’est une personne à l’intérieur de l’entreprise, sa neutralité peut être contestée. Si c’est une personne extérieure, comment financer son intervention ?

Enfin il faut noter que le dispositif est plus avantageux pour les salariés des grandes entreprises dotées de syndicats pour les représenter et les défendre. Dans les grands groupes fortement syndiqués, il y a fort longtemps que des mesures ont été prises pour les salariés exposés à la pénibilité, telles que primes, aménagement du temps de travail etc…

Comment les salariés des PME PMI qui n'ont pas de syndicats et encore moins de Délégués du personnel pourront-ils refuser de signer la fiche de suivi que leur employeur leur aurait remise le 1er janvier sans craindre de perdre leur emploi ?

 

ü  Quant à la gestion du compte personnel de pénibilité

Elle devra être assurée par la CNAV et par le réseau des Caisses d’Assurance Retraite et de la Santé au Travail (CARSAT). Mais quel organisme sera compétent en cas de contentieux ?

 

A PARTIR DE QUELLE DATE ?

Il avait été prévu que le dispositif s’applique dès 2015.  Mais le Premier Ministre a dû céder sous la pression du patronat en prévoyant « une montée en charge progressive » du dispositif. Seuls 4 facteurs de pénibilité seraient pris en compte en 2015 : le travail de nuit, le travail répétitif, en équipe alternative, et le travail sous pression hyperbare. Les autres facteurs devraient s’appliquer progressivement à partir de 2016.

 

QUI PAIERA ?

Les cotisations qui serviront à financer les comptes pénibilité seront entièrement payées par les entreprises avec une part fixe et une part variable qui dépendra du nombre de salariés exposés à des conditions de travail pénibles.

Un fonds « en charge du financement des droits liés au compte personnel de pénibilité » est institué, administré par un conseil de gestion qui comprend des représentants de l’Etat, des salariés, des employeurs et des personnalités qualifiées.

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Les sources du fonds sont assurées par deux cotisations employeurs : une cotisation générale due par l’ensemble des entreprises et fondée sur la masse salariale et une cotisation additionnelle, dans les entreprises concernées par la pénibilité, proportionnelle à la masse des salariés exposés à des travaux pénibles.

 

En fin d’année, l’employeur déclarera via la déclaration des données sociales (DADS) les expositions de chaque salarié qui auront été renseignées grâce au logiciel de paye. Cette nouvelle application implique un coût qui sera supporté par l’entreprise.

 

Le coût du compte pénibilité est estimé à 500 Millions d’euros en 2020. Mais en 2040, le coût général du dispositif estimé à 2,5 Mds d’euros par an ne sera pas financé, puisque les nouvelles cotisations des employeurs ne fourniraient à terme que 800 M d’euros.

 

La première préoccupation des français est l’emploi. Le Premier Ministre a reconnu fin aoûtla place des entreprises en tant qu’acteurs principaux de l’emploi et du redressement économique de notre pays.

Certes, il est primordial que les salariés travaillent dans des conditions acceptables et chaque entreprise doit se mobiliser pour que les règles d'hygiènes et de sécurité soient respectées et que la pénibilité subie par certaines catégories de salariés soient prise en compte.

Pour cela il est indispensable que les acteurs se réunissent autour d'une table pour discuter "objectivement" d'un dispositif consensuel dans le cadre d’un vrai dialogue social.

A l’heure où le gouvernement propose un choc de simplification, il ne serait pas acceptable que la mise en place du compte personnel de pénibilité se traduise par un choc de complexité.