Le « Bore out », ou quand le travail fait mourir d’ennui par Alain Houpert

Sénateur de la Côte-d’Or depuis 2008, Alain Houpert exerce également en tant que médecin radiologue libéral. C’est en praticien qu’il observe les effets pathologiques des pratiques managériales sur les professionnels et en parlementaire qu’il entend agir pour permettre à l’humain de retrouver une juste place dans les entreprises.

 

Parallèlement à votre mission de Sénateur de la Côte d’Or, vous avez choisi de poursuivre votre activité de médecin radiologue, ce qui vous rend particulièrement sensible aux questions de santé et notamment à un phénomène qui prend de l’ampleur dans le monde de l’entreprise : le « bore out ». Qu’est-ce que cela signifie exactement ?

Le « bore out » ou « syndrome d’épuisement par l’ennui » est le miroir inversé du « burn out » désormais bien connu. Le bore out apparaît lorsqu’un professionnel est confronté à une absence de tâches et se trouve donc littéralement dépossédé de son travail tout en étant présent sur son lieu d’activité. On trouve des cas de bore out à toutes les échelles hiérarchiques, dans le secteur privé comme dans le secteur public, et malheureusement cela aboutit parfois à des cas très graves voire dramatiques, pouvant aller jusqu’au suicide. Ce syndrome interpelle d’autant plus que le chômage atteint des records. Il donne à réfléchir sur l’organisation du travail dans les entreprises et les administrations, sur le sens donné au travail par notre société et sur les rigidités qui paralysent le marché du travail. 

 

Comment, en tant que médecin, pouvez-vous expliquer ce phénomène ?

Je crois qu’il est essentiel de rappeler à quel point le travail que l’on exerce constitue une part importante de l’identité. Cette fierté légitime de celui qui exerce son métier avec conscience se trouve brutalement remise en question lorsque « travailler » ne signifie plus rien : très vite, le professionnel fragilisé aboutit à la conclusion que c’est lui-même, en tant qu’individu, qui ne signifie plus rien. Tuer le temps au travail pour légitimer sa présence, c’est donc se tuer un peu. Certains malheureusement ne pourront pas supporter ce « rien » et passeront à l’acte. D’autres afficheront les mêmes symptômes que les personnes touchées par le burn out : dépression, angoisse, risques de maladies cardio-vasculaires… avec un handicap supplémentaire : comment, dans un contexte de chômage contre lequel les politiques publiques se cassent régulièrement les dents, oser se plaindre d’être « payé à ne rien faire » ? Le silence et le mépris de soi prévalent, avec parfois des conséquences dramatiques, sociales mais aussi économiques : en septembre dernier, une étude parue dans Le Figaro soulignait que l’absentéisme a coûté en 2014 45 milliards au secteur privé… La santé était naturellement la première cause invoquée, mais les professionnels interrogés n’hésitaient pas à mettre en avant une mauvaise organisation ou des conditions de travail défavorables, le manque de reconnaissance ou le manque de soutien managérial pour expliquer leur souffrance. Pis encore, dans la fonction publique, le coût de l’absentéisme n’est même pas précisément établi.

 

Comment, au sein des entreprises, lutter contre ce phénomène ?

Exactement comme pour toute action : en y mettant du sens ! Il est primordial de reconstruire la fierté d’être partie prenante d’une entreprise et c’est aux dirigeants notamment d’insuffler cette fierté : elle est un des ferments de la cohésion sociale dans les équipes, à tous les niveaux de hiérarchie, et de l’essor des entreprises. Ces dernières doivent faire l’objet d’une attention prépondérante de notre société. Quant au législateur, il doit être un partenaire, et non un obstacle à cette démarche nécessaire.

 

Est-ce une des directions à donner à la réforme du droit du travail ?

Alors que le gouvernement annonce une réforme d’ampleur du droit du travail, les parlementaires doivent se saisir de la diversité croissante et de l’évolution des modes et des rapports de travail. Le temps des industries lourdes, coûteuses en main d’œuvre non-qualifiée, s’estompe. Et avec lui, le clivage entre patrons et salariés aussi, au point que les discours des partenaires sociaux n’ont plus de réelle résonance dans la société. Le tissu économique se modifie en profondeur, en particulier sous l’influence des systèmes d’information et des applications numériques. Une génération plus jeune et plus qualifiée a désormais pris ses marques dans la vie active, elle veut pouvoir travailler plus, réclame plus d’autonomie… Pour cette Génération Y, la flexibilité apparaît aussi comme un remède au lien de subordination classique qui lui semble déphasé en regard de ses aspirations. La réforme du droit du travail est donc une nécessité pour les entreprises, à qui il appartient d’organiser le travail de manière collective. Aux parlementaires de ne pas les étouffer dans un carcan de normes et de réglementations qui ne prendront pas en compte leurs spécificités : la réforme du droit du travail doit redonner suffisamment de souplesse pour replacer le projet d’entreprise au cœur de la relation de travail, tant individuelle que collective. C’est seulement ainsi que chacun dans l’entreprise pourra se sentir partie prenante de sa trajectoire, de son essor et trouvera du sens à son métier.

 

Les territoires portent-ils les mêmes enjeux ?

Bien sûr ! Je viens d’une région, la Bourgogne, où l’on compte nombre d’exploitations ou d’entreprises familiales, fruit du labeur de plusieurs générations et rayonnant désormais à l’international, mais aussi un tissu de start-up avecun point commun : des capitaux familiaux ou locaux, et un ancrage farouche à leur territoire. Cette identité fonde leur force et donne d’emblée une légitimité à leur activité, qu’elle relève du secteur agricole, industriel ou des nouvelles technologies. Le management local renforce une proximité entre les décisions stratégiques de l’entreprise et les salariés. Pour le dire simplement, chacun sait « pourquoi » et « pour qui » il travaille. Il est différent de parler à un directeur général selon qu’il s’inscrit dans un projet familial ou territorial, ou s’il est placé par un fonds de pension et dépourvu de réelle autonomie ! A ce titre, je crois qu’on ne mesure pas encore l’étendue des dégâts provoqués par l’ISF qui est une des raisons de la délocalisation de notre économie. Notre mission, en tant que parlementaire, est de tout faire pour préserver le tissu économique national sans en entraver le fonctionnement interne : les familles et les territoires restent un moteur puissant du dynamisme de notre pays, préservant jalousement une capacité à porter des projets d’entreprise partagés. Le management intelligent, où l’humain est une donnée capitale de la stratégie, est un secteur passionnant et aussi une des clefs du développement économique de demain.